01 Pardon My French — L’art noir mérite une critique juste
New series unlocked, Some Half Baked Thoughts in French (from time to time) — MUSTAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAARD!
La performance de Kendrick Lamar à la mi-temps du Super Bowl LIX était-elle ordinaire ou n'avons-nous simplement rien compris? C’est une question que je me suis posée en observant les réactions face au spectacle. Entre autres, l’animateur du 98,5 FM, Louis Lacroix, a exprimé être surpris en témoignant l'apparition de « gangs de rue » sur son écran. De plus, des animateurs à BPM Sports ne semblent avoir trouvé aucune signification aux paroles et aux images qui ont été présentées à l’audience et aux téléspectateurs. Cependant, la performance de Kendrick Lamar à la mi-temps a su communiquer l’histoire d’un pays fragmenté, des poursuites judiciaires à la suite d’un clash entre collègues et la légitimation de la culture afro-américaine dans un pays qui ne cesse de la condamner.
The Great American Game
C’est ainsi sous le prétexte d’un jeu vidéo que Samuel L. Jackson, déguisé en Oncle Sam, apparaît afin d’inaugurer la mi-temps, The Great American Game. Dans le spectacle, c’est l’Oncle Sam, une personnification des États-Unis et de son gouvernement, qui est maître du jeu et qui établit les règles sur la scène. Celle-ci est composée de plateformes faisant allusion aux boutons d’une manette de Playstation. En avertissant le rappeur qu’il a été trop bruyant, trop impétueux, trop « ghetto » (« too loud, too reckless, too ghetto »), c’est tout au long du spectacle qu’il le surveille et lui enlève même une vie, une chance de moins pour jouer au jeu. Rappelons-nous que l’utilité primaire de l’image de l’Oncle Sam est le recrutement dans les troupes armées lors de la Première Guerre mondiale. Ainsi, lors de la mi-temps, c’est lui qui incarne l’autorité. Son premier avertissement à l’égard du comportement de Lamar s’aligne étroitement avec les fastidieuses critiques sur la performance du rappeur. Un certain public pourrait lui reprocher, en dehors d’être trop bruyant ou trop « ghetto », d’être trop… Noir.
Messages cachées sur le terrain de jeu
La performance de Lamar est d’autant plus percutante de par le symbolisme qu’évoque la division physique qu’il impose entre ses danseurs lors de la représentation du drapeau américain. Le rappeur se retrouve au milieu de ses danseurs - eux, vêtus de rouge, blanc et bleu. C’est l’homme noir au centre d’une Amérique fragmentée. Le dynamisme lyrique et réfléchi du rappeur de 37 ans a été d’ailleurs reconnu par The Pulitzer Prizes remportant ainsi le Prix Pulitzer de musique en 2018 pour son album DAMN. Ce prix fait de lui le premier artiste Hip-Hop à recevoir une telle distinction. Cette image qu’il crée alors avec ses danseurs nous fait part de la division, de la désunion qui semble régner dans le pays, et cela en plus de la seconde investiture de Trump.
Puis, c’est la vengeance qui alimente le spectacle de Lamar et c’est à partir du clash marquant entre Drake et lui-même que le rappeur de Compton puise son énergie. Plusieurs accusations émergent de leur rap beef: Lamar revendique la place du meilleur dans le Hip Hop et déclare que Drake cache un autre enfant à son public, Drake accuse Lamar d’être infidèle (celui-ci fiancé à Whitney Alford) et finalement, Lamar accuse Drake d’être un pédophile (a minooooooooooooooooooor). Not Like Us, la riposte de Lamar qui semble avoir gagné la dispute entre les deux rappeurs, s’est imprégnée dans la mémoire américaine, à dominer le monde du rap et de la culture pop tout au long de l’été 2024 et a notamment remporté cinq prix aux Grammys cette année. Néanmoins, en janvier 2025, Drake décide de poursuivre Universal Music Group, la maison de disque des deux rappeurs, accusant que Not Like Us et sa promotion ont été priorisés à des fins capitalistes au détriment de la santé mentale des artistes concernés. C’est alors pour ça que Lamar indique « you know they love to sue me » lorsqu’il cherche à jouer Not Like Us lors de la mi-temps, mais se retient la première fois.
Sous le même thème de vendetta, Serena Williams, légende de tennis américain féminin, monte sur scène. Présumée ancienne copine de Drake, elle et son mari, Alexis Ohanian, ont souvent été ciblés dans les chansons du rappeur canadien. Ainsi, ce moment pour elle signifie une vengeance contre Drake. Également, elle se venge face aux critiques de sa célébration lors de sa victoire au tournoi de Wimbledon. En 2012, Williams avait Crip Walk, ce qui avait été perçu comme étant une glamourisation de la culture de gangs de rue. Alors, son Crip Walk lors du spectacle paraît comme une célébration de sa culture et une défense pour son agentivité.
Finalement, la performance se conclut avec l’apparition des mots GAME OVER dans la foule, ce qui met fin à la partie du jeu The Great American Game, fin au spectacle. Avec un sourire aux lèvres, ce n’est pas Kendrick Lamar qui semble avoir perdu. Libéré de ses fonctions de rappeur pour la soirée, s’est-il alors libéré du cadre du jeu? Est-ce qu’une personne noire aux États-Unis peut réellement se libérer de l’emprise du jeu The Great American Game?
Une révolution soumise?
Bien que la performance de Lamar fut généreuse, plusieurs internautes, dont Ashley Reese sur Twitter, amènent la réflexion suivante: les politiques du spectacle de Kendrick Lamar sont dotés d’imageries intrigantes et provocatrices sans être révolutionnaires. Le cadre même dans lequel naissent ces images intrigantes et provocatrices est celui du Super Bowl, organisé par la National Football League, une ligue qui n’a pas soutenu l’agenouillement du joueur de football Colin Kaepernick lors de l’hymne national, joueur qui manifestait contre la brutalité policière et l’injustice raciale.
En outre, c’est une remise en question d’une importance capitale: le Super Bowl est-il un site légitime pour manifester? On se rappelle notamment de la prestation de Beyoncé au spectacle de la mi-temps du Super Bowl 50 qui laisse croire qu’il pourrait y avoir une possibilité de défier l’imaginaire américain en célébrant les aspects cachés de son histoire. C’est en 2016 que la chanteuse est invitée par Coldplay pour présenter un spectacle qui rend hommage au Black Panther Party for Self-Defense (BPP) qui célébrait également ses 50 ans cette année-là. Fondée en 1966 à Oakland, Californie, l’organisation noire révolutionnaire socialiste se défend contre la brutalité policière et se soucie de la protection de la communauté noire à travers plusieurs initiatives: des campagnes pour la réforme des prisons, les inscriptions sur les listes électorales, l’organisation des programmes de distribution de nourriture gratuite, l’ouverture des cliniques de santé gratuites, etc. Comme l’écrit Lily Kunda dans sa thèse de mémoire, Must Stay Woke: Black Celebrity Voices of Dissent in the Post Post-Racial Era, la performance de Beyoncé a été une occasion de défier la perception de la nation américaine sur sa propre identité. La chanteuse a su souligner à l’échelle nationale les tensions raciales qui perturbent perpétuellement le pays et la notion de la liberté, un droit à géométrie variable. Lors du spectacle de la mi-temps de 2016, Beyoncé a adressé la parole aux personnes blanches, prises au piège entre le début et la fin du match, et elle les a obligé à écouter.
De cette façon, le spectacle de Kendrick Lamar suit une logique similaire en évoquant The Great American Game, un jeu où beaucoup de personnes noires ont perdu leur dignité, leur liberté et leur vie. Originaire de Compton, Californie, le rappeur met de l’avant la culture noire de la Côte ouest des États-Unis, légitimant la valeur de son héritage en marquant particulièrement son apport à la culture américaine. Il le fait notamment en sachant que le regard de Trump est fixé sur lui, celui-ci dans l’audience dans le stadium. Sa présence souligne une première au Super Bowl et Lamar enrichit au tout début avec la déclaration suivante: « The revolution about to be televised, you picked the right time but the wrong guy. »
Cependant, la question se pose toujours: le Super Bowl est-il vraiment un site légitime pour manifester? Entre la National Football League, une ligue qui, jusqu’en 2021 utilisait la défense de race-norming dans les tribunaux (une pratique consistant à supposer un niveau de base inférieur de capacités cognitives chez les joueurs noirs afin de réduire la somme de dédommagement dans les règlements juridiques pour les blessures liées aux commotions cérébrales), entre un manifestant brandissant le drapeau de la Palestine et du Soudan qui s’est fait plaquer au sol lors de la performance de Lamar et après, s’est fait retirer du spectacle (celui-ci a été banni de la NFL, mais aucune accusation n’a été porté contre lui) et finalement, entre Not Like Us qui banalise la pédophilie, une manifestation au Super Bowl peut être porteuse d’un message franc sans faire un appel concret à l’action.
Au Québec, on ne se souvient plus?
Il fut un temps où les Québécois témoignaient de vivre sous le poids de l'État Canadien, qui lui, n’avait aucune volonté de reconnaître son caractère distinctif. L’identité du Québec, par sa langue française, sa culture, par son nationalisme économique et par ses efforts diplomatiques à l’international, se démarque de l’identité des autres provinces canadiennes et ce, depuis les années 60. En dehors des efforts gouvernementaux et politiques, cette quête pour la souveraineté est marquée par le monde littéraire. Les textes et les essais de plusieurs sont nommés comme textes défenseurs de la nation québécoise. C’est alors Pierre Vallières qui ose se pencher sur une mise en relation entre la réalité afro-américaine et la réalité québécoise.
En 1968, Vallières publie l’essai N*gres blancs d’Amérique qui décrit « avec force la réalité de la classe ouvrière canadienne-française aliénée et bafouée ». L’auteur compare alors cette réalité à la réalité afro-américaine, où les noirs américains se retrouvent dans une ère post-esclavage, endurant alors l’héritage coloniale d’un système d’exploitation raciste et capitaliste. Les noirs américains subissent donc la ségrégation raciale, menant à leur marginalisation.
Ainsi, en dehors de la conversation sur l’usage du mot en n afin de défendre l’oppression qu’a vécu la population québécoise, comment se fait-il qu’une cinquantaine d’années plus tard, les Québécois ne savent plus se reconnaître dans le chagrin noir américain? Comment se fait-il que l’art noir amércain ne correspond plus à une expression d’un passé commun? Comment se fait-il qu’on ne reconnaît pas chez Lamar la revendication d’une culture qui a été mise de côté comme une revendication que le Québec a toujours eu?
Conclusion
En outre, quant au spectacle de la mi-temps de Kendrick Lamar au Super Bowl LIX, on peut bien évidemment se poser des questions sur le niveau de divertissement (est-ce que la performance était travaillée soigneusement, organisée, est-ce que la sélection des chansons était juste, etc.) ou amener des critiques sur si la manifestation est légitime au Super Bowl. Toutefois, les questions autour de la signification et du symbolisme, ou des lacunes à ce niveau-ci, ne semblent pas adéquates. Finalement, il a été facile de rendre illégitime la performance de Lamar en oubliant que certaines images et paroles de celle-ci avaient servi d’inspiration pour enrichir l’imaginaire d’une nation québécoise.
Ainsi, cette question me revient: la performance de Kendrick Lamar à la mi-temps du Super Bowl LIX était-elle ordinaire ou n'aviez-vous simplement rien compris?